Son architecture sobre et théâtrale brave les montagnes de l’Alta Rocca au sud de la Corse depuis plusieurs siècles. Peu à peu abandonné, il aura fallu la renaissance de cet ancien couvent pour faire sortir le site d’un long sommeil, un travail de résurgence comme une preuve d’amour de l’architecte pour le lieu et sa mutation.
Amelia Tavella tient sa démarche artistique de ses racines, les paysages de Corse, ouverts à tous les horizons. La force et la pureté des éléments naturels omniprésents sur sa terre ont suscité chez cette architecte née à Ajaccio un attachement infrangible pour les matières originelles qu’elle impose dans chacun de ses projets. Ainsi la femme de l’art invoque-t-elle la roche, le maquis ou le vent pour parler de son architecture, conçue dès lors à l’image de la nature: soumise au temps, à la lumière, aux mouvements des êtres. Amelia Tavella travaille inlassablement sur la mémoire des lieux et s’attache à retisser la matière abîmée. Jamais loin d’elle, la Méditerranée comme matrice de l’histoire et berceau du présent. L’architecte conçoit ainsi des projets de différentes échelles, tous marqués d’une identité forte: l’école communale A Strega à Santa-Maria-Siché, le Centre culturel de Porticcio, la Casa Santa Teresa à Ajaccio et l’aménagement paysager de sa citadelle, ou encore les écoles Edmond-Simeoni à Lumio et Simone-Veil à Villeurbanne. Elle signe, en association avec Rudy Ricciotti, le conservatoire Henri-Tomasi, à Ajaccio encore, et supervise le chantier de revalorisation du quartier du Piton à Cabriès.
Nous sommes au sud de la Corse, à mi-chemin entre Porto-Vecchio et Propriano. Le village de Sainte-Lucie-de-Tallano semble impénétrable en son plan circulaire de granit. Plus haut ,campée sur les hauteurs, une volumétrie solennelle attire le regard, c’est celle du couvent Saint-François, érigé face aux montagnes escarpées de l’Alta Rocca. Tournant le dos au cimetière, il contemple la vallée, une oliveraie à ses pieds comme une collerette. L’édifice date de la fin du XVe siècle, offert à l’ordre mendiant des Franciscains par le seigneur du lieu. Plusieurs vies l’attendent alors: occupé par l’armée, il servira de bergerie avant de tomber progressivement en ruine, laissant la nature investir le site. Telle une armure végétale, un figuier se mêle à la façade, ses racines devenues structurelles remplaçant la chaux. L’édifice, classé monument historique, attend alors le financement qui permettra sa renaissance.
Travail de résurgence
Architecte et enfant du pays, Amelia Tavella est chargée en 2019 de transformer l’ancienne bâtisse en centre de culture dédié au territoire corse. Bercée par les légendes insulaires, elle ne voit alors d’autres issues que d’honorer cette nature, « composante essentielle du site » et qui aura longtemps protégé la construction. Une partie des ruines sera conservée et la part « fantôme » détériorée remplacée par une œuvre dont la lourde tâche sera de mettre en relation l’histoire et la force poétique du lieu. Un travail de résurgence que l’architecte conçoit dès lors comme une preuve de son attachement inexpugnable au lieu et à sa permanente mutation.
Amelia Tavella : « L’architecture n’est pas un métier, c’est un chemin. »
Voyage sensoriel
La lumière frappe d’emblée, magnifiée par le puissant volume de cuivre qui adopte la forme initiale de l’édifice historique et dont les reflets sacralisent l’état ruiniforme de la construction. Soutenant la pierre, l’œuvre de métal attend elle aussi de se transformer conformément aux processus de la nature chère à l’architecte. Aucune ouverture ne vient perturber l’enveloppe régulière de l’ouvrage, comme en respect pour leurs aînées restaurées dans leur état initial. À la place, des moucharabiehs dessinés dans la coque de métal diffusent la lumière implacable remontant de la mer à l’intérieur de l’édifice remodelé par une arche de cuivre ici aussi, dans un mariage insaisissable de rayons transfigurés.
(Entretien)
L’intervention prend place dans un site particulier, celui de l’Alta Rocca nommé aussi « la terre des seigneurs ». Pourriez-vous décrire le site et expliquer le rôle qu’il a joué dans votre réflexion ?
Le couvent domine la vallée. Il est encerclé par un jardin en forme de collerette végétale, à quelques pas du cimetière où reposent les âmes du village de Sainte-Lucie-de-Tallano situé en contrebas. Il semble effleurer le ciel. Cette proximité est émouvante, on imagine les prières s’envoler et atteindre le « Très-Haut ». Le lieu est celui de l’absolu, du recueillement, transcendé par la beauté invasive. Il y a une dimension sacrée immédiate qui imposait bien évidemment le respect de la reconstruction de l’édifice. Il fallait garder l’empreinte de la pierre, garder la pierre elle-même, la prolonger par une autre matière qui protège les voix, les pensées, les esprits des disparus. Garder, protéger, encercler : telle était la délicate tâche. Les ruines sont devenues des socles, des empreintes, des traces. La nouvelle matière, le cuivre, a réanimé la matière passée, abîmée, qui a été restaurée à l’identique. Je n’ai pas défait, j’ai prolongé, à l’image du temps qui transforme sans effacer en entier.
Quel fut le parti pris du projet ?
Il fallait veiller à conserver les vestiges, en les incluant dans une modernité pure, simple, à la manière d’un écrin qui va contenir un objet précieux, hérité du passé. C’est d’ailleurs dans une logique d’héritage que j’ai travaillé : faire tenir le don des anciens entre les forces du nouveau bâtiment. La pierre et le cuivre se sont emboîtés, donnant une nouvelle vie à l’édifice par sa seconde texture tout en gardant sa forme originelle.
Il s’agissait de transformer un édifice historique dédié au recueillement en un lieu de culture ouvert au public. Comment avez-vous appréhendé cela ?
Cette démarche de changer la vocation d’un lieu en sommeil, je suis en train de la vivre pour la citadelle d’Ajaccio. Ce lieu, endormi pendant un temps très long, ce bâtiment défensif et défendu, on me demande aujourd’hui d’en faire un quartier vivant qui accueille du public. On est ici à l’échelle d’un monument-site, c’est un peu différent, mais au fond la démarche est la même. Il y a quelque chose de très paradoxal de se dire que ces lieux de silence, de repli, de retrait, de secret même, ces lieux qui portent quelque chose de très mystérieux, vont être destinés à l’accueil du public. Cela pose un problème. Mais malgré tout, une fois que l’on sort de cette nostalgie et de cette problématique intellectuelle, il existe un enjeu phénoménal à réhabiliter ces bâtiments qui sont le patrimoine matériel et immatériel de la Corse, qui ponctuent la Corse, pour les ouvrir au public. La destination, pour moi, est un prétexte, une maison du territoire, un espace culturel devant permettre d’accueillir un certain nombre de représentations, être le support d’un certain nombre de fonctions. Avant tout, ce lieu se doit de témoigner du patrimoine corse. Il faut donc le préparer du mieux possible à l’arrivée d’un flux important de visiteurs.
Il nous a fallu considérer une forme de dualité entre le temps ancien et le temps nouveau. Or la technologie, le progrès sont des moyens de conserver ce que l’histoire nous a confié : sa perfection et sa mémoire. Le cuivre ici n’est pas une prothèse, mais une prolongation de la peau de pierre, comme si le temps avait opéré une transformation de la matière.
On perçoit cette dualité dans le projet : une force évidente et, d’une certaine manière, une certaine discrétion…
Il y a une porosité entre la personne que je suis et la façon dont j’exerce ce métier qui, pour moi, n’est pas un métier mais plutôt un chemin. Deux ouvrages ont été fondateurs dans mon travail, grâce auxquels j’ai rencontré leur auteure, la philosophe Anne Dufourmantelle. L’un s’appelle Éloge du risque et l’autre Puissance de la douceur. J’ai travaillé avec cette philosophe, qui a malheureusement disparu, pendant un certain nombre d’années, cela a certainement influé sur ma démarche artistique. Je suis persuadée qu’il existe un lien, une articulation entre ce travail intellectuel de construction personnelle et le choix de mes projets, leurs enjeux, leurs sites, souvent en Corse. Il y a quelque chose de la matrice, un travail de mémoire, de réparation. Ces sites interdits, religieux, défensifs ou miliaires, parfois dans des quartiers difficiles, revêtent toujours une sensibilité, qu’elle soit paysagère ou patrimoniale. On doit mettre en jeu une grande douceur et à la fois une force qui doit être assumée. On ne doit pas faire preuve de timidité. Au contraire, il faut assumer notre rôle historique d’un geste inaugural contemporain sur des œuvres du passé.
Vous parlez de ce projet comme « un travail de résurgence »…
Je suis hantée par l’empreinte, l’origine. Je me suis souvent retrouvée seule avec le site, c’est un bonheur d’être seule avec ce bâtiment. Mon métier s’apparente au début à celui d’un archéologue. Je ne viens pas déconstruire, je viens prolonger une première strate pour la magnifier. Le cuivre épouse la pierre et inversement. Ces deux matières ne sont pas antagonistes, elles deviennent siamoises, l’une éclairant l’autre. Je crois aux forces du passé, à son socle. Toute notre mémoire se tient là, la respecter c’est respecter notre présent et notre avenir. Nous sommes constitués de ces trois temps – l’architecture ne peut se départir de l’histoire. Elle s’en inspire, s’y confronte, elle s’appuie sur l’histoire, elle l’embrasse.
Chacun de vos projets met en scène une matière naturelle, utilisée de façon brute. Comment se passent vos rencontres avec chacune d’elles ?
J’aime être l’artisan de la matière et plus particulièrement de la matière corse, j’y puise mon inspiration. Je suis marquée par mon enfance sur l’île. Mon regard d’architecte est à tout jamais imprégné par ce qui nous entoure ici, je suis constituée de cette matière-là, de cette beauté-là. Il me semble que je bâtis par hommage, par fidélité. Pour moi, la matière, c’est la peau des bâtiments. J’ai un rapport très sensuel au bâtiment et au site. On pourrait bien sûr parler de Merleau-Ponty, c’est incroyable tout ce que véhicule l’architecture… J’ai une vision plutôt organique du bâtiment : pour l’école A Strega qui vient se glisser entre deux chênes centenaires, le bois était une évidence. Mais il y a toujours une façon de traiter la matière. Ici c’était un travail sur les tasseaux et sur la cinquième façade, avec une exigence terrible dans l’exécution. Je voulais avoir une perception particulière du bâtiment dans le grand paysage, mais aussi une considération plus proche avec la sensation qu’il est en vie. Dans son rapport à la course du soleil, des variations s’opèrent tout au long de la journée. C’est un peu la même démarche pour le cuivre à Sainte-Lucie-de-Tallano. J’ai eu le sentiment de faire une rencontre avec ce bâtiment qui date de 1480. On ressent une humilité folle puis un respect absolu de l’« être » que l’on a face à soi, qui porte une mémoire immense. On revient alors à cette problématique de la douceur et de la force. Il faut pouvoir rivaliser sans jamais être dans le pastiche, être différents. Le cuivre va au fil des années se bonifier, grâce à ce travail de patine. Il ne s’abîme jamais. En plus du contact que l’on a avec la main, il amène une sensation générale. Le choix de la matière est contextuel, il a un rapport avec la temporalité. La pierre – je pense au granit corse, qui a été la peau d’un certain nombre de mes bâtiments –, tout comme le cuivre, est vouée à ne jamais disparaître. Il y a une notion d’éternité. Je ne retiens jamais de matériaux qui ne soient pas naturels.
La lumière est une matière constitutive de vos projets…
Ce jeu de lumière qui passe à travers les moucharabiehs a quelque chose de sacré. On le ressent notamment dans l’extension du cloître que l’on a réalisée à l’extérieur. Quand on emprunte l’escalier qui permet d’accéder au jardin, dans la partie centrale que forment l’église et le couvent, il se passe quelque chose d’incroyable que je n’avais pas mesuré : toutes ces perforations de dimensions différentes créent des effets de lumière inattendus sur les trois façades extérieures, c’est vraiment émouvant. Oui, la lumière est un matériau. J’ai tendance à penser naïvement que je peux la saisir, la façonner comme la pierre, le bois ou le granit. La lumière méditerranéenne est particulière, elle provient de la mer. Ce sont ses reflets, parfois invisibles, qui montent vers la vallée, la montagne, qui infiltrent les meurtrières, les vitraux. Ses reflets forment les couleurs fragmentées des lieux, des édifices, du maquis. Tout revient à la mer, ce second territoire en mouvement.
(Propos recueillis par Stéphanie Philippe)
Maître d’ouvrage : Collectivité de Corse
Maître d’œuvre : Amelia Tavella Architectes
Architecte en chef des Monuments historiques (ACMH) : Perrot & Richard
Structure : ISB BET
Fluides, thermique : G2I BET
Économiste : Ingenia
Acoustique : Acoustique & Conseil
Surface : 1 000 m2