En 1929, l’architecte et designer irlandaise Eileen Gray, figure emblématique du design moderne, crée un refuge sur la Côte d’Azur, une maison qu’elle nomme mystérieusement E.1027. Ce projet, qui se révèle être un chef-d’œuvre discret et avant-gardiste, devient bien plus qu’une simple réalisation architecturale.
C’est cette histoire complexe et fascinante que les réalisateurs Béatrice Minger et Christoph Schaub ont décidé de mettre en lumière. Ce film hybride, à la frontière entre la fiction et le documentaire, plonge dans l’univers d’Eileen Gray, s’intéressant non seulement à la maison elle-même mais aussi à l’âme de celle qui l’a imaginée. L’œuvre retrace la vie de l’artiste, ses créations visionnaires, sa lutte pour exister dans un monde dominé par les hommes.
E.1027, EILEEN GRAY ET LA MAISON EN BORD DE MER
Un film de Béatrice Minger et Christophe Schaub
> Sortie nationale le 13 novembre 2024
Une programmation est également prévue dans le cadre du Festival Close Up (les projections sont suivies d’une rencontre avec Béatrice Minger et Renaud Barrès, architecte (*).
Voyage dans l’esprit d’Eileen Gray
La maison incarne à la fois les talents de Gray et une certaine vision de l’architecture moderne, alliant esthétique, fonctionnalité et liberté. Mais cette création, marquée par une collaboration avec son ami proche Jean Badovici, devient le théâtre d’un conflit emblématique : l’intrusion de Le Corbusier qui y apposera ses propres fresques murales. Ce geste, qualifié par Gray de vandalisme, marquera à jamais l’histoire de ce lieu.
Née en 1878 dans une famille aristocratique irlandaise, Gray s’est en effet rapidement imposée comme une figure incontournable du design moderne, une pionnière dans un domaine alors quasi exclusivement masculin. Elle a su marier ses talents d’artiste et d’architecte, créant des meubles et des objets décoratifs d’une rare modernité qui sont aujourd’hui parmi les plus prisés et les plus chers au monde. Sa maison E.1027 reste l’une de ses plus grandes réalisations, un espace qui allie sensibilité et modernité.
Le film, tourné sur le site originel de la maison à Roquebrune-Cap-Martin ainsi qu’en Suisse, en France et à Paris, explore de façon subtile la relation ambiguë entre Eileen Gray, Jean Badovici et Le Corbusier. Il interroge enfin la manière dont les femmes étaient perçues dans le monde de l’architecture et de l’art au début du XXe siècle, thème central dans l’approche cinématographique des réalisateurs.
Un conflit artistique au cœur du film
Le cœur du film repose donc sur ce conflit non résolu entre Eileen Gray et Le Corbusier. Ce dernier, séduit par la maison, décide en 1937-1938 de peindre des fresques imposantes sur ses murs sans consulter cette dernière qui a déjà quitté la villa. Cette appropriation soudaine de l’espace par Le Corbusier est alors perçue par Gray comme un geste de domination, qui demande la suppression des fresques mais dont les vœux restent ignorés. En 1952, Le Corbusier érigera son cabanon derrière la villa, marquant définitivement l’espace de sa propre empreinte.
Béatrice Minger, la réalisatrice, aborde ce conflit avec une réflexion critique sur la place des femmes dans l’histoire de l’art et de l’architecture, souvent reléguées à des rôles liés à l’intérieur – mobilier, décoration d’intérieur, peinture. Eileen Gray franchit cette limite.
Le Corbusier, figure dominante du modernisme français, a-t-il voulu, par ce geste qui symbolise bien plus qu’une simple fresque, remettre Gray à sa place ? Ne s’agissait-il pas, sinon d’un acte artistique, mais d’une appropriation d’un espace pensé et conçu par une femme, d’un affront direct à l’indépendance et à la liberté artistique de sa créatrice ?
Telle est l’hypothèse d‘un film qui se veut bien plus qu’une reconstitution historique : « La violation va bien au-delà des murs blancs d’une maison. Le Corbusier ne s’est pas approprié la maison de Gray parce qu’elle était une femme en soi. Il ne pouvait supporter son point de vue différent – sa profonde sensibilité, sa force artistique, sa liberté – et a dû le faire sien. »
Une quête de liberté
Le film souligne également la différence fondamentale entre les deux artistes. L’un y est présenté comme l’incarnation d’un génie à la recherche d’une reconnaissance publique et d’une forme de pouvoir, l’autre préférant l’indépendance artistique, se voyant davantage comme un médium, laissant son travail parler pour elle. Les réalisateurs créent ainsi un espace cinématographique où la fiction se mêle à l’histoire, permettant au spectateur de ressentir les émotions complexes qui sous-tendent cette relation artistique et humaine.
Par une interprétation abstraite et libre, les réalisateurs ont su éviter une lecture trop littérale des événements ; les acteurs qui incarnent les trois personnages principaux de cette histoire – Natalie Radmall-Quirke dans le rôle d’Eileen Gray, Axel Moustache dans celui de Jean Badovici, et Charles Morillon dans celui de Le Corbusier -, offrent ici une réflexion poétique sur la complexité des relations artistiques.
Embrasser la complexité
La voix intérieure de l’artiste guide le spectateur dans ce récit intime, œuvre profondément sensible où la maison E.1027 devient à la fois un lieu physique et symbolique. Les choix esthétiques, renforcés par un montage méticuleux et une bande sonore immersive, permettent de tisser différentes strates narratives et visuelles, offrant un véritable panoptique de l’œuvre de Gray.
Une lumière nouvelle est ainsi portée par un film qui ne cherche pas à résoudre les mystères de sa vie, mais à en révéler la richesse et la complexité. Une séquence rare et émouvante vient le conclure, donnant un visage et une voix à cette femme qui, à travers son silence et son indépendance, a laissé un héritage puissant.
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E.1027, EILEEN GRAY ET LA MAISON EN BORD DE MER
Un film de Béatrice Minger et Christophe Schaub
//// Sortie nationale le 13 novembre 2024 ////
Programmation dans le cadre du Festival Close Up (les projections sont suivies d’une rencontre avec Béatrice Minger et Renaud Barrès, architecte (*)
- Mardi 5 Novembre 11:00 – 13:00 CIN’HOCHE (Bagnolet)
- Jeudi 7 Novembre 20:30 – 22:30 CINEMA JACQUES PREVERT (Les Ulis)
- Dimanche 10 Novembre 18:30 – 20:30 CITÉ DE L’ARCHITECTURE (Paris 16) – Entrée Libre
Liste artistique
– Eileen Gray : Natalie Radmall-Quirke
– Jean Badovici : Axel Moustache
– Le Corbusier : Charles Morillon
– Louise : Vera Flück
Liste technique
– Réalisatrice : Béatrice Minger
– Co-réalisateur : Christoph Schaub
– Scénariste : Béatrice Minger en collaboration avec Christoph Schaub
– Directeur de la photographie : Ramón Giger SCS
– Cheffe décoratrice : Nina Mader
– Monteur : Gion-Reto Killias
– Musique : Daniel Hobi
– Costumes : Sophie Reble- Producteur : Philip Delaquis
– Co-producteur : Frank Matter
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(*) La villa, achevée en 1929, avait été grandement négligée et vandalisée au fil des décennies. Lorsque le site est devenu propriété publique, la Fondation Cap Moderne a lancé un ambitieux projet de rénovation pour restaurer la maison à son état originel, tel que pensé par Eileen Gray, en effaçant les interventions extérieures non souhaitées par l’architecte d’origine.
Renaud Barrès et l’équipe de DEVAUX architectes ont mené des recherches longues et approfondies pour recréer les éléments d’origine avec une précision rigoureuse. Cela a impliqué la reconstitution des plans de Gray, le respect des matériaux d’origine, la réhabilitation des mobiliers conçus par elle et la restauration des agencements intérieurs. Leur travail s’est appuyé sur des documents historiques, des photographies et des archives qui ont permis de retrouver l’âme et la singularité de l’œuvre de Gray.
Leur intervention a été particulièrement remarquable car elle ne s’est pas contentée d’une simple réfection structurelle, mais s’est attachée à restituer la philosophie même de Gray, en réhabilitant non seulement l’aspect architectural, mais aussi l’esprit moderne et l’idée de confort et de fonctionnalité que la maison incarnait.
La restauration, achevée en 2021, a redonné à E.1027 toute sa splendeur d’origine. La villa est aujourd’hui ouverte au public, et cet effort de conservation a permis de revaloriser non seulement l’œuvre d’Eileen Gray, mais aussi sa place dans l’histoire de l’architecture.
L’équipe de Renaud Barrès et DEVAUX architectes a été largement saluée pour ce travail exceptionnel, qui a permis de sauvegarder une des œuvres les plus importantes du mouvement moderne.
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