L’épidémie de coronavirus Covid-19 met en lumière les failles de notre modèle urbain, hérité des années 1960. Parce que les logements « fabriquent la ville » et « permettent de tisser du lien social », il est impératif de mettre un terme à la course à l’habitat minimum, estiment les architectes François Leclercq, Jacques Lucan et Odile Seyler dans une tribune au « Monde » publiée le 24 avril 2020.
« Notre monde voulait être celui de la mobilité, c’est-à-dire celui de la capacité à s’adapter aux situations changeantes, de se déplacer pour aller chercher le travail là où il se trouve, de voyager pour le plaisir des découvertes plus ou moins exotiques, de consommer des denrées et des produits cultivés et fabriqués bien souvent loin de chez nous, etc.
Que se passe-t-il lorsque la mobilité est freinée ou même lorsqu’elle s’arrête ? N’est-ce pas à quoi nous confronte le confinement. Un virus s’est invité en passager clandestin de notre mobilité effrénée et a inventé notre sédentarisation comme seule défense possible en attente d’avancées médicales aux échéances floues.
« Restez chez vous ! » est devenu le nouveau mot d’ordre. Restez dans votre logement ! Mais qu’est devenu ce logement aujourd’hui a priori adapté à tous selon des normes standardisées.
Des logements trop petits
Le confinement pose immédiatement la question essentielle : la taille du logement, la taille des pièces. Celles-ci n’ont pratiquement pas changé depuis cinquante ans et ont même eu tendance à se réduire. On construit aujourd’hui des trois-pièces de moins de 60 m².
Comment vivre, se nourrir, dormir, se laver, s’aimer, éduquer ses enfants, soigner un malade dans un logement de trois pièces de 60 m², prévu pour trois ou quatre personnes, un couple avec un ou deux enfants ?
Dans tous les pays d’Europe, la dimension des logements est nettement plus grande : 75 m² pour un trois-pièces est une moyenne. Pour loger quatre personnes on considère qu’il faut trois chambres c’est-à-dire quatre pièces.
Tous les secteurs ont fait des progrès spectaculaires durant ces dernières décennies, secteurs automobile, spatial, médical, etc., sauf, sans aucun doute, celui du logement : peu d’évolutions, peu de changements.
Pourquoi si cher ?
En France, la course à l’habitat minimum trouve de multiples justifications : en premier lieu le coût à l’achat est souvent exorbitant, le foncier étant certes, dans les métropoles, rare donc cher. Mais aussi parce que le coût de construction est beaucoup plus élevé que dans les autres pays européens. Pourquoi ?
La course à la quantité de logements produits par an est une priorité évidente portée par les collectivités. La conséquence est que plus les logements sont petits, plus leur nombre est important, alors que la surface globale construite est constante. Ce qui peut être justifiable dans des lieux de tension foncière forte (les centres-villes des grandes métropoles) n’a souvent aucune légitimité dans les territoires suburbains.
Manque d’évolution et de progrès
Dans la recherche permanente de réduction des coûts de réalisation, des gisements d’économie sont explorés par les professionnels de la construction mettant à mal la qualité intrinsèque de chaque logement : dimension des fenêtres systématiquement réduites, prolongations extérieures très limitées, disparition de pièces essentielles comme la cuisine, le plus souvent remplacée par un coin cuisine, et surtout diminution du nombre de cages d’escalier et d’ascenseurs qui produisent ainsi beaucoup de logements mono-orientés, donc mal ventilés et faiblement ensoleillés.
Les années 1960, grandes productrices de grands ensembles mal aimés, mettant en avant une rationalisation typologique répétitive à l’excès, offraient pourtant des logements de grande qualité souvent à double orientation et bien orientés.
Les surfaces très réduites sont devenues une norme, une habitude, de Paris intra-muros à la petite ville de province. Alors, pour faire passer cet anachronisme, les maîtres d’ouvrage équipent leurs immeubles de lieux collectifs censés répondre aux besoins de dilatation de la cellule : lieux de partage extérieurs ou intérieurs, pleins de bonnes intentions, mais aussi cache-misère de la faiblesse des surfaces des logements.
On considère que c’est le charme des centres-villes que d’offrir dans une très grande proximité tout ce que le logement ne peut offrir. Le café est presque une extension du séjour, le restaurant celui de la cuisine et le square devient son jardin. Cette équation peut être possible dans le meilleur des mondes urbains, mais elle disparaît inéluctablement quand le commerce se fait rare, qu’Amazon a pris le pas sur les boutiques, que le rez-de-chaussée des villes n’offre presque plus rien. Le logement devient alors d’autant plus le lieu obligatoire de confinement permanent.
Le logement accueille notre monde
Dans ces temps de confinement, d’emprisonnement presque volontaire, les conséquences seront importantes à tous les niveaux. Le logement devient notre univers, notre monde. Il était prévu pour être celui de notre vie privée, il devient et deviendra peut-être de plus en plus celui de notre vie active : le télétravail, expérimenté à une large échelle, va-t-il se poursuivre après ?
Dans ces temps de confinement, on attend peut-être des naissances mais certainement aussi des éloignements. Bien sûr, quand tout va bien on peut s’aimer même longtemps n’importe où, mais au premier nuage la contiguïté devient insupportable et la distance salvatrice. Et si l’habitat n’a jamais été pensé pour des situations dramatiques, ces moments doivent être considérés comme des révélateurs. Les questions de la taille et de la qualité des logements, de la manière dont les logements fabriquent la ville et permettent de tisser du lien social, c’est le vaste chantier auquel nous devrons tous nous atteler.
Notre monde voulait être celui de la mobilité, certes. Mais il nous faut retrouver le local, le comprendre, le concevoir, le mettre en œuvre pour redonner sens à nos vies. Plus encore, pour être mobile il faut pouvoir aussi rester dans sa demeure, la retrouver, comme nous l’écrit le philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995) dans Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité (Le Livre de poche) : « L’homme se tient dans le monde comme venu vers lui à partir d’un domaine privé, d’un chez soi, où il peut, à tout moment se retirer. Il n’y vient pas d’un espace intersidéral où il se posséderait déjà et à partir duquel il aurait, à tout moment, à recommencer un périlleux atterrissage. »
François Leclercq est architecte et urbaniste.
Jacques Lucan, architecte, est professeur à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne et à l’Ecole d’architecture de la ville & des territoires Paris-Est.
Odile Seyler, architecte est enseignante à l’Ecole d’architecture de la ville & des territoires Paris-Est.