Togliatti, une ville neuve en URSS, Fabien Bellat, éditions Parenthèses
Le nom de Togliatti ne raisonne probablement qu’aux oreilles des plus pointus amateurs d’automobile soviétique. Il s’agit pourtant de la neuvième ville de Russie, et d’un centre industriel toujours dynamique. C’est, aussi, une ville nouvelle à la soviétique dont Fabien Bellat retrace minutieusement l’histoire, de sa fondation sous le nom de Stavropol-sur-Volga (la ville de la Sainte-Croix) à la période contemporaine.
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Portant le nom d’un ancien secrétaire du Parti Communiste italien, suivant une tradition soviétique, Togliatti n’a pas été rebaptisée avec la chute du mur, échappant au sort de Stalingrad, Leningrad, Gorki, redevenues respectivement Volgograd, Saint-Petersbourg ou Nijni-Novgorod. Une continuité toponymique qu’elle doit sans doute à sa qualité de ville nouvelle, particularité qui est l’angle de Bellat, un fil rouge qui inscrit son ouvrage dans une thématique d’histoire urbaine dépassant la simple curiosité ostalgique ou la sovietomania. Une ville trois fois nouvelle, explique Bellat, d’abord fondée en 1737 par Vassili Tatichtchev, homme des lumières qui voyait dans la création de ce bourg fortifié un moyen de russifier les nomades kalmouks. À l’inverse d’Ekaterinenbourg, fondée à la même époque dans les périphéries de la Russie tsariste, ou de sa voisine Samara, « Stavropol-sur-Volga demeura un lieu reculé, paraissant rétif à tout changement », oublié du pouvoir soviétique. Les politiques d’aménagements de la Volga vont bouleverser cette trajectoire déclinante au prix fort. Le 18 avril 1951, un décret entérine la transformation de Stavropol en métropole d’importance régionale. Un an auparavant, le site avait été choisi pour accueillir un énorme barrage, suite des aménagements hydroélectriques déjà menés sur le Dniepr. « Derrière leurs intitulés bureaucratiques neutres, ces actes disaient que la machine administrative soviétique était lancée pour éradiquer Stavropol de la surface de la terre », décrypte Bellat. Les travaux noient la ville sous un lac de 650 km2, le réservoir de Kouïbychev, engloutissant sa structure viaire sous les eaux. La volonté du petit père des peuples ne souffrant aucun retard, la destruction du bourg historique commence en 1951, certains bâtiments sont déplacés, plus pour récupérer des matériaux que par fibre patrimoniale. Les églises épargnées par les campagnes de destructions des années 30 sont d’ailleurs démolies. Sur les rives du lac apparait une « ville stalinienne d’échelle médiane », construite, comme le barrage, par une main d’oeuvre condamnée au Goulag. On retrouve, autour de deux centres urbains, une architecture basse, cantonné souvent au R+1, déclinant colonnes doriques et monumentalisme néo-classique sous la rigueur du climat russe. Disposant de vastes réserves foncières, la ville apparaît autour des années 60 comme un site d’accueil potentiel pour les usines fournissant les automobiles que le régime soviétique veut construire en masse. Les objectifs sont ambitieux : il s’agit d’atteindre une production d’un million de véhicules à l’horizon 1970, alors que l’industrie automobile soviétique s’est jusque là illustrée par la médiocrité de ses deux modèles phares, Moskva 400 et Pobieda M20. Un super calculateur écarte Oulianovsk, la ville natale de Lénine candidate à l’accueil de l’usine, le brassage de données par informatique indiquant que l’installation à Togliatti permettrait une économie de 21 millions de roubles, ce qui apparait un peu dérisoire sur un montant total de 1,278 milliard de roubles, et compte tenu des aléas que comportent toujours les chantiers de cette taille. Un partenariat avec Fiat aboutit à la construction d’une usine s’inspirant d’un modèle turinois conçu par Vittorio Bonadè-Bottino, et une nouvelle extension de la ville à l’écart du premier noyau urbain, dupliquant de fait les centralités urbaines. Coïncidence, la cité qui importe ses usines d’Italie vient de prendre le nom de Palmiro Togliatti, décédé en 1964 lors de vacances à Yalta.
Architectes, urbanistes
L’histoire de Togliatti, une des deux mille villes nouvelles soviétique, est aussi celle d’architectes et d’urbanistes dont les personnalités varient au gré des soubresauts politiques, des humeurs staliniennes d’abord, puis des politiques de destalinisation et des jeux de pouvoir au sein de l’appareil communiste. L’inexpérience des architectes soviétiques avait pu justifier le recours aux compétences étrangères. L’allemand Ernst May tente de transposer l’expérience de Francfort à Magnitogorsk, première ville nouvelle du régime vue comme un prototype de ce genre de cité. Arrivé croyant qu’il aurait « carte blanche pour résoudre les problèmes de la cité contemporaine », il en partira dépité, ayant cependant « appris beaucoup de choses. Par exemple que l’on ne peut pas planifier une ville en quinze jour ». Après l’expérience désastreuse de Magnitogorsk, le pouvoir soviétique ne fait plus appel qu’à des professionnels russes triés sur le volet, comme Moïse Guinzbourg, profitant de la planification de Nijni-Taguil pour developper de nouvelles propositions urbaines. La soviétisation de la maitrise d’ouvrage s’inscrit dans une politique d’arrêt des échanges technologiques entre l’Ouest et l’Est, suivant la volonté de Staline. Assistant de Boris Iofan, architecte lauréat du concours du Palais des Soviets face à Le Corbusier et d’autres modernes, Léonid Poliakov pense l’architecture du barrage dans un style classique aux accents pompier, plus approprié à l’esprit triomphaliste de cet équipement venant dompter le fleuve. « Poliakov affina un genre qui réanimait le néoclassicisme de la victoire russe de 1812 sur l’envahisseur napoléonien », dit Bellat. La mort de Staline entraine sa mise à l’écart, son projet étant réalisé à minima, avec des ornementations très simplifiées. Mikhail Sorokine avait pris la tête de l’atelier urbain définissant les trois centres de Togliatti, dotés d’une architecture standardisée reprenant des plans types définis par l’académicien Aleksandr Velikanov. L’ouvrage s’attache à retrouver ces architectes qui s’installèrent à Togliatti pour y mener toute leur carrière : Semion Vinograd, Boris Roubanenko, juif, comme Vinograd, qui fut un moment écarté lors des campagnes anticosmopolites staliniennes. Revenu aux affaires, il dirige une équipe de 500 architectes mettant en place une Brasilia chez les Soviets – la filiation aurait été manifeste si le forum, élément majeur de ce tissu urbain hiérarchisé, avait pu être achevé -, utilisant les techniques de la préfabrication pour la création de barre de 16 étages ponctuant le skyline de la cité industrielle.
L’avenir d’une utopie
Que faire, aujourd’hui, de Togliatti, ville qui connait une certaine prospérité économique grâce aux investissements des sociétés étrangères, Renault-Nissan, par exemple ? Dotée d’une bonne structure administrative assurant la gestion du cadre urbain, la ville doit se projeter dans l’avenir, envisager des aménités – l’aménagement des rives du fleuves – trouver une cohérence en achevant certaines infrastructures toujours en souffrance, revoir sa gouvernance. Elle veut former une communauté urbaine avec Samara, distante d’une soixantaine de kilomètres. Les problématiques environnementales, la mutation du travail sont d’autres défis posés à la ville. Bellat voit dans le cas moscovite un exemple à suivre pour Togliatti, qui devrait s’inspirer de sa récupération des berges, sa mise en valeur des parcs et autres. Ce parallèle est la partie la moins convaincante de l’ouvrage, d’abord parce que les cheminements des forces urbaines est sans doute plus chaotique dans la Russie d’aujourd’hui que dans l’Union soviétique d’hier, et que le cas de Moscou, ville à part dans l’espace russe, centre du pouvoir drainant les forces et les capitaux du pays, semble difficilement comparable à Togliatti. Reste que cette balade sur les bords de la Volga élargit nos horizons urbains.
Olivier Namias
Fabien Bellat, Togliatti, une ville neuve en URSS couverture souple avec rabats, Editions Parenthèses, Marseille, 2015, 176 pages, 16,7×24 cm, , 28 euros. ISBN 978-2-86364-308-2