C’est une critique sévère contre l’open-space que dresse Elisabeth Pélegrin-Genel, architecte et psychologue du travail, dans son ouvrage Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Un titre fort qui prévient du danger des bureaux ouverts, mais dont les parenthèses proposent d’en préserver une partie.
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Si l’auteur du présent ouvrage ne conseille pas d’en revenir à la boite individuelle, elle considère que le bureau paysager est une nouvelle façon de contraindre les individus. Ces modèles uniformes s’imposant de part le monde reflètent spatialement les techniques de management, et inversement. Une thèse nourrie d’observations in situ et de pratiques architecturales, inspirée de textes sociologiques dont L’infra-ordinaire de Georges Perec où Cendres et métaux d’Anne Weber. Le tout décliné en 4 chapitres et 188 illustrations, ponctués d’interludes aux atours ludiques, dressant la liste des gains et des pertes, traitant le sujet sous le prisme de la publicité ou de la littérature tout en analysant la rentabilité de ces lieux.
Emprise spatiale, emprise sociale
Comme un passage obligatoire avant de pouvoir critiquer son cas d’étude, Elisabeth Pélegrin-Genel tente de cerner l’open-space, d’en définir l’emprise. L’auteur nous livre une vision du bureau paysager binaire, où « l’espace individuel est collectif et l’espace collectif est privé. » Ici, hiérarchie horizontale et transparence à l’excès sont une nouvelle façon de contraindre les individus, dans un système où le surveillant et le surveillé sont la même personne. Le dispositif panoptique est à la société disciplinaire ce que l’open-space est à la société de contrôle, pour reprendre Deleuze. Paradoxalement, le contrôle est permis par la promiscuité. Difficile donc d’y trouver sa sphère privée, le bureau paysager s’imposant comme un miroir grossissant où le moi s’expose, un séjour en open-space devenant comparable à une immersion dans une émission de télé-réalité.
Du scribe à la greffe
L’espace de travail ouvert ne date pas d’hier. Selon Pélegrin-Genel, le scribe annonçait déjà le travailleur nomade du XXIe siècle, quand au bureau, on le doit aux moines. S’en suit les cols blancs, décrits dans la littérature de Balzac et Zola, jusqu’à l’arrivée des pools de dactylos. Plus récent, le call-center façon Playtime de Jacques Tati incarne la version dure de l’open-space, par la robotisation du soi, confisquant la liberté de mouvement, spoliant la parole, rationalisant le temps et l’espace. Le bureau paysager, dissimulé sous des pots de fleurs, apparaît lui au début du XIXe siècle, la cathédrale du travail imaginé par Frank Lloyd Wright à Racine (EU) se généralisant et se banalisant jusqu’à nos jours. Pour améliorer ce modèle appauvri, le mobilier fait autorité. Conçu comme un compromis entre bureau cloisonné et espace ouvert, il devient un nouveau support d’asservissement, jusqu’à peut-être devenir une greffe technologique permanente sur le corps humain.

Monsieur Hulot, interdit devant le labyrinthe d’un open-space. Playtime de Jacques Tati, 1967
L’utilisateur, dans tout ça
« La question de l’autorité de l’architecture et du mobilier, les contraintes de l’espace ouvert renvoient, d’une certaine manière, à la question de la soumission. Les utilisateurs n’apprécient guère, mais ils acceptent. Pourquoi ? » pose Elisabeth Pélegrin-Genel. Selon elle, en s’appuyant sur la psychologie de l’environnement, le sujet répond à l’apparence de l’autorité. En guise de protestation, naissent ici et là des « kit de survie en open-space » et des « Groupe de libération des détenus des open-spaces », mais aucune entrave directe à l’exercice du pouvoir. Pourtant, faire participer l’utilisateur à l’aménagement de son lieu de travail et l’assister dans la mise en place d’outils à soumettre à une personne capable aiderai à combattre le mal-être. Une technique qui n’est pas franchement monnaie courante ; au mieux, elle est un moyen de maintenir la paix sociale, au pire une source de problème en plus pour l’aménageur.

A la croisée de l’art, de la science et de la philosophie, l’installation The End of Sitting revient sur l’évidence de la chaise dans l’univers du travail pour ébranler habitudes et certitudes. RAAAF (Rietveld Architecture-Art-Affordances)
Have fun global
Si le sujet accepte l’open-space, c’est aussi parce que l’autorité y est camouflée derrière la tarte à la crème du bien-être, envisagé dans les à cotés du travail. Une atmosphère fun à la google est déstinée à écraser et impressionner le visiteur. Une manière d’étourdir et d’empêcher toute réflexion, à la manière de la société de consommation. Cet art de vivre est joliment incarné par nos colosses du net, leurs bureaux devenant une scène de théâtre moderne inspirée des villages de vacances. Nécessaire contrepartie d’un travail ardu, où l’entre-soi domine, jusqu’à en arriver à une offre – ou plutôt un asservissement – totale et globale complétée de logements, une logique proche des corons ou phalanstère mais façon Disney.

Le toboggan, un moyen « so fun » d’accélérer les déplacements. Un incontournable ! Linkbynet, Saint-Denis (IDF). Conception : Saguez Workstyle
Dématérialisation du travail
L’auteur en arrive à s’interroger sur le lieu de travail en tant que tel, questionnant le décalage entre le discours sur l’autonomie et l’injonction à rejoindre quotidiennement le bureau. Selon elle, « la « non-territorialité » a gagné mais pas là où on l’attendait : on perd son bureau fermé et parfois sa place attitrée mais on vient quand même tous les jours au travail ». Quoi de plus étrange lorsque les outils de communication nous libèrent du lieu ? Et quand on sait dans le contexte actuel qu’un déplacement en moins par semaine équivaut à désengorger 20% du trafic, il y a de quoi s’interroger. A la question « comment se sauver de l’open-space« , l’auteur propose tout simplement « d’en finir avec un lieu de travail immuable et obligatoire », lui préférant le télétravail et les tiers-lieux dédiés au co-working. Une manière d’alléger l’emprise du bureau et non sa disparition, et d’étendre le bureau paysager à la cité.
Comment (se) sauver (de) l’open-space ? s’impose comme un ouvrage largement référencé à vocation prospective, attaquant un cas d’étude quotidien, susceptible d’intéresser un large public et de questionner chacun d’entre nous, salariés ou managers, sur nos pratiques du travail.
Amélie Luquain
Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Elisabeth Pélegrin-Genel, Éditions Parenthèses, Marseille, mars 2016, 160 p., 16,5 x 24 cm, 24€. ISBN 978-2-86364-306-8