Initialement prévue au printemps 2020, la 17e Exposition internationale d’Art et d’Architecture de Venise a été repoussée d’un an pour cause de crise sanitaire. Commissionné pour réaliser le Pavillon français, Christophe Hutin y présente “Les communautés à l’œuvre”, une exposition articulée autour de la collaboration entre architectes et habitants dans la réalisation de projets. À quelques jours de l’ouverture tant attendue de la Biennale 2021, le 22 mai, Christophe Hutin présente sa vision de l’architecture.

Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal ont récemment été récompensés du Pritzker pour leur travail, qui est associé à une forme de frugalité. Un terme que l’on prête également à l’architecture que vous pratiquez. Est-ce bien le cas ?
Christophe Hutin. Je n’ai jamais employé le terme de frugalité pour caractériser mon travail, ou le leur, mais je peux être d’accord avec le mot. Tant qu’il ne connote pas une dimension austère ou sèche de l’architecture. Ce qui est sûr, c’est qu’Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal et moi-même menons les mêmes combats : nous luttons contre la démolition, nous prêtons une attention particulière aux environnements construits et aux situations habitées.
On peut également parler de frugalité si on fait référence à une économie de moyens. Nos connaissances et notre expertise sur les sujets sur lesquels nous travaillons, notre prise avec le terrain nous permettent de construire moins, avec très peu, pour un résultat et une efficience maximum.
J’insiste sur le fait que la finalité de mon approche est de pratiquer une architecture au service de l’usage et de ses habitants. Je dirais plutôt que je suis, comme Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal d’ailleurs, dans des propositions de très grande générosité et de joie.
Votre architecture replace donc la dimension humaine en son cœur ?
C.H. Les architectures d’aujourd’hui sont l’héritage idéologique et dogmatique du mouvement moderne, qui est caractérisé par une abstraction élevée. Je les trouve un peu raides et sèches car très déterminées. Leur finalité semble être l’objet construit et la démonstration de sa construction. De ce fait, elles ont abandonné la question du terrain et du réel. La façon dont je travaille me permet d’être en prise directe avec les gens et la manière dont ils habitent. Parce que la finalité de l’architecture c’est d’abriter la vie et le vivant sous toutes ses formes.
Comment concevoir une architecture où l’individu a toute sa place ?
C.H. Pour penser à l’individu, il faut le connaître. Et pour cela, il faut engager des relations avec les personnes. Dès qu’on s’aventure sur le terrain du réel, au cours des procédures de conception et de construction, les relations interpersonnelles deviennent alors la ressource première du projet d’architecture. De cette façon, on s’assure d’être en lien avec les nécessités et les désirs des individus à qui l’on s’adresse.
À cela s’ajoute l’improvisation. L’architecture est trop souvent déterministe, car elle écrit préalablement la façon dont les gens doivent vivre. Prenons les prises électriques dans une chambre par exemple. Leur installation impose l’agencement de la pièce. Il faut redonner la liberté aux gens pour composer leur projet de vie dans l’architecture. Il faut qu’elle soit comme une partition ouverte de musique, sur laquelle les individus peuvent jouer leur vie.
L’individu est amené à construire un monde commun avec les autres. Comment penser une architecture où les deux sont donc conciliables ?
C.H. Avant toute chose, il ne faut pas confondre monde commun et espace public. Or en France, le commun est très vite considéré comme espace public, de telle façon qu’il n’appartient à personne et qu’on ne parvient plus à en faire l’usage. D’autant plus dans le contexte actuel. Lorsque je parle d’espaces communs, je fais référence aux zones de convivialité, aux constructions collectives. Cette architecture questionne l’inclusion des gens qui utilisent les lieux : comment peuvent-ils trouver leur place sur le plan de la parole, de l’action et de l’implication ? Pour cela, il faut qu’ils agissent sur l’architecture. C’est cette vision de l’action des communautés habitantes que j’ai notamment développée en Afrique du Sud, à Soweto. Avec les habitants du quartier, et pour eux, on a refait un cinéma : un lieu commun où l’on projette des films et organise des concerts de jazz.
Ce sont ces mêmes “communautés à l’œuvre » que vous mettez à l’honneur dans le cadre de la 17e Biennale de Venise, pour laquelle vous êtes en charge du Pavillon français. Pourquoi est-ce si important pour vous que les individus transforment leur environnement ?
C.H. Ce n’est pas moi qui considère que c’est important, c’est ce que j’observe. Habiter est une action. Comme le théorise Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien (1980), les gens contribuent à l’architecture, la dépassent même, pour la rendre plus en lien avec leur projet de vie individuelle et commune.
Dans le cadre de mon travail pour la Biennale de Venise, je questionne l’action des personnes sur l’environnement construit en tant que ressource constitutive d’un projet en architecture. Avec l’exposition “Les communautés à l’œuvre », je documente différents lieux (Vietnam, Afrique du Sud, États-Unis, France) de façon à montrer comment les habitants rendent l’architecture meilleure, plus efficiente, et plus en accord avec leurs projets de vie. J’interroge aussi les compétences que l’architecte pourrait apporter aux communautés, afin qu’elles soient plus constitutives de la réalisation. Ce sont, encore aujourd’hui, des questions auxquelles je n’ai pas de réponse formelle.

Votre pratique de l’architecture adresse également le rapport à la nature. Comment doit-elle évoluer ?
C.H. Le paysagiste Gilles Clément a dit “Observer plus et jardiner moins”. En architecture, je voudrais le transposer en “Observer plus et construire moins”. D’une part, il faut être plus efficace dans la construction qu’on propose et favoriser la transformation de ce qui existe déjà : arrêtons de démolir, recyclons la ville, réemployons les bâtiments, afin de limiter l’emprise au sol.
D’autre part, il faut lâcher prise et laisser certaines pratiques se diffuser. Le rapport au vivant est très développé dans l’architecture domestique, comme en témoigne le projet de rénovation de 93 maisons en lisière de forêt sur lequel nous travaillons à Mérignac. Les gens sont d’une avant-garde incroyable sur la relation à la nature : ils ont des animaux, des jardins potagers ; ils échangent des connaissances et des compétences sur les plantes et les pratiques agricoles. Ce sont des gestes qui paraissent anodins, mais qui favorisent grandement la biodiversité. C’est un espoir de voir que toujours, partout, le vivant déborde sur ce qu’on a construit.
Vous êtes également enseignant-chercheur titulaire à l’École nationale supérieure d’architecture de Bordeaux. Quel est le rôle que peuvent jouer les jeunes générations dans l’évolution des pratiques de l’architecture ?
C.H. Les jeunes sont les plus à même d’engager une transition dans notre profession. Pour cela, ils doivent construire une démarche individuelle, pertinente et compétente qui s’éloigne des recettes académiques et anciennes. C’est le seul moyen de produire une architecture hétérogène et organique.
Pour faciliter cette transition, il faudra sans doute revoir les conditions d’exercice du métier d’architecte, et notamment la rémunération. Aujourd’hui, nous sommes payés au pourcentage des travaux réalisés. Ce qui n’est pas compatible avec l’ambition de construire moins, et les jeunes générations que je côtoie en sont conscientes. Il conviendra d’inventer de nouvelles pratiques sur le plan juridique et professionnel, quitte à être payé pour les travaux que l’on ne fait pas. Il faudra valoriser l’intelligence produite plutôt que les mètres carrés construits.
Rémi de Marassé