La volonté d’un gouvernement militaire de se faire architecte, d’imaginer une ville sur des terrains désertiques lui appartenant et dont l’environnement bâti permettrait un contrôle accru des corps que celui-ci abrite.
Le 13 mars 2015, le gouvernement égyptien a annoncé qu’il prévoyait de créer une nouvelle capitale pour le pays dans les années qui viennent. Située 45 kilomètres à l’Est du Caire cette nouvelle ville accueillera les sièges des différentes institutions gouvernementales et parlementaires, les ambassades, ainsi que de nombreuses entreprises du secteur tertiaire qui sont les réels investisseurs du projet. Les quelques images du projet urbain conçu par l’agence d’architecture Skidmore, Owings & Merill (SOM), ont fait le traditionnel tour des blogs et autres publications d’architecture bien connues, sans que personne ne trouve à y redire.[1]

Léopold Lambert Fondateur et rédacteur en chef du Funambulist Magazine.
C’est pourtant oublier le régime qui règne en Égypte : depuis le coup d’état de l’armée le 3 juillet 2013 qui déposa le gouvernement élu de Mohamed Morsi, le maréchal Abdel Fattah al-Sisi est à la tête du pays – celui-ci fut élu avec 96% des suffrages le 28 mai 2014 à la suite d’élections marquées par une répression sanglante des Frères Musulmans. Bien que l’armée égyptienne ait toujours eu un rôle prépondérant dans la manière dont la ville est agencée, tous les quartiers du Caire abritant des monuments ou bâtiments administratifs sont désormais sous contrôle absolu des militaires. Des barricades de béton bloquent le secteur du ministère de l’intérieur, en charge d’une police intervenant armes en main à chaque manifestation. Plus près encore de la place Tahrir où ont eu lieu les dix-huit jours de la révolution égyptienne en janvier et février 2011, une rangée de tanks est continuellement sur le pied de guerre le long du fameux Musée Égyptien du Caire, visité par tant de touristes chaque jour. À de nombreux endroits du centre-ville, des panneaux verticaux de béton préfabriqués bloquent l’accès à certaines rues ou cachent d’autres tanks ou équipement militaire. Prendre en photo ou critiquer publiquement ces dispositifs spatiaux peut se révéler
[1] Une exception notable fut signée par l’inévitable Mohamed Elshahed dans Architectural Record : SOM Plan for New UAE-Backed Egyptian Capital Sparks Controversy and Questions (14 avril 2015)
un exercice risqué, particulièrement pour les égyptiens eux/elles-mêmes, y compris les journalistes.
Dans un tel climat de tension, la décision de créer une nouvelle capitale doit être vu pour ce à quoi elle correspond vraiment : la volonté d’un gouvernement militaire de se faire architecte, d’imaginer une ville, sur des terrains désertiques appartenant à l’armée elle-même et dont l’environnement bâti permettrait un contrôle accru des corps que celui-ci abrite. Nous pouvons ainsi associer ce projet à diverses occurrences historiques. Dans le Paris insurrectionnel du 19ème siècle, le militaire-architecte aurait pu être le maréchal Bugeaud, qui avait été en charge de la pacification de l’Algérie dans les années 1830 et qui, à la suite de la révolution de 1848, avait écrit un petit traité de guerre urbaine[2] appelant ses collègues officiers à repenser l’architecture de la ville. Mais les ambitions de Bugeaud (mort en 1849) furent largement dépassées lorsque l’architecte, le militaire et le politicien se joignirent en la double personne de Napoléon III et du baron Hausmann qui transforma entre 1852 et 1870 le Paris labyrinthique des insurgés en quartiers s’organisant autour des larges boulevards que nous connaissons aujourd’hui. Ceux-ci s’avérèrent particulièrement efficace lorsque l’armée versaillaise massacra la Commune lors de la semaine sanglante (21-28 mai 1871).
Cet exemple canonique peut trouver un écho au XXème siècle lorsque la junte militaire brésilienne renversa le gouvernement de João Goulart durant le coup d’état du 31 mars 1964 au sein de la nouvelle capitale, Brasilia, inaugurée seulement trois ans auparavant. Le plan d’urbanisme de Lúcio Costa, bien que conçu pour d’autres fonctions que celle d’un contrôle militaire de la ville (et donc du pays), se révéla particulièrement utile pour sécuriser la dictature qui ne prit fin qu’en 1985. Il ne faut en effet pas voir les photos des tanks sur l’esplanade bien-connue du parlement brésilien comme un contraste antinomique, mais bel et bien comme la combinaison de deux technologies (l’architecture et l’armement militaire) ayant sans doute moins de différences qu’on veuille bien le penser. Les armes policières et militaires (utilisées sur le sol national) ont pour vocation de contrôler les corps ; de même l’architecture, qu’elle que ce soit l’intention de ses concepteurs, se donne les moyens d’organiser les corps dans l’espace. L’architecte, le militaire et le politicien ont donc vocation à collaborer, voire à fusionner comme dans le cas actuel de Sisi en Égypte. Néanmoins, tout militaire n’est pas forcément membre d’une armée d’état, et tout politicien n’est pas forcément membre d’un gouvernement : nous nous devons donc, en tant qu’architectes, d’envisager une telle collaboration en dehors des schémas de domination étatiques.
[2] Maréchal Bugeaud, La guerre des rues et des maisons, Paris : Jean-Paul Rocher, 1997.
Léopold Lambert, in CREE 375