« L’originalité est une nécessité absolue de survie de l’espèce humaine », Iannis Xenakis
Compositeur, mathématicien, ingénieur, architecte, Iannis Xenakis est une personnalité autodidacte aux multiples compétences, avec pour seule formation celle de l’École polytechnique d’Athènes. Réfugié politique en France à partir de 1947, il débute sa carrière en tant qu’ingénieur béton chez Le Corbusier, qui restera son unique employeur. Il s’y forme à l’architecture, tout en développant ses schèmes musicaux, la réalisation de l’un influençant celle de l’autre, jusqu’à la fabrication d’une œuvre totale personnelle, atypique et innovante. Dans l’ouvrage Iannis Xenakis, musique de l’architecture, son ancienne élève Sharon Kanach – compositeur et musicologue, responsable du fonds Xenakis à la Bibliothèque Nationale de France – propose un témoignage de sa pratique. En collaboration avec Iannis Xenakis et sa femme Françoise, l’auteure suggère une relecture critique de son travail en divulguant une sélection des travaux originels du concepteur. Articles, correspondances, conférences, écrits théoriques, réflexions programmatiques et esquisses, sont exposés et repris dans cet ouvrage, structurés en quatre chapitres chronologiques et thématiques : « Les années Le Corbusier », « La ville cosmique et autres écrits », « Xenakis, architecte indépendant » et « Les Polytopes ». Y sont associés un index critique illustré de l’ensemble des projets et réalisations, par Sven Sterken, une bibliographie de Makis Solomos et un tableau chronologique.
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Contribution à l’œuvre du Fada
Le premier chapitre est dédié aux 12 premières années d’expérience de Xenakis chez Le Corbusier, décisives dans le développement futur de son travail. On y comprend sa contribution à l’œuvre de l’architecte moderne, chacune des ses innovations étant explicitée au travers des différents projets. Depuis les « casiers à bouteilles » et « boîtes à chaussures », respectivement des unités d’habitations de Marseille et Rezé-lés-Nantes, en passant par les études climatiques et acoustiques du « bouchon » de l’Assemblée de Chandigarh, préfigurant son travail sur les « canons à lumière » du Couvent de la Tourette, jusqu’aux pans de verre ondulatoires, dont les montants de béton sont espacés selon les ondes musicales et fournis par l’application du Modulor, Xenakis a très largement participé à l’œuvre du Corbusier, sans l’influencer mais y développant sa propre pratique, tout en découvrant l’impérialisme de la technique sur l’architecture. La conception du Pavillon Philips pour l’Exposition Universelle de 1958 à Bruxelles, composé exclusivement de paraboloïdes hyperboliques dont les coques minces en béton de 5 cm sont soutenues par des câbles d’acier, signe le premier projet de Xenakis en tant qu’artiste concepteur. Mais, bien que les correspondances témoignent d’une amitié sincère et d’un respect mutuel entre les deux hommes, c’est bien la volonté de Xenakis de voir figurer sa signature sur cet édifice qui constituera la principale raison de leur rupture.
Dans Metastaseis (1953-1954), le Modulor trouve une application dans l’essence même du développent musical : « Cette tangente de la musique et de l’architecture tant de fois évoquée au sujet du Modulor se trouve manifestée sciemment cette fois-ci dans une partition musicale de Xenakis » Metastaseis » composée avec le Modulor apportant ses ressources à la composition musicale » introduit Le Corbusier.
La théorie comme pratique
Très rapidement, l’architecte-compositeur – qui se définit plutôt comme « artiste-concepteur » appliquant aussi bien cette notion à la musique qu’à l’architecture et à tous les champs artistiques – ressent le besoin de poser sa pratique à l’écrit. Naissent de nombreux articles, essais et textes majeurs parus dans des revues, comme Notes sur un geste électronique (1958) ou Musique, Architecture (1971), mais pas un seul ouvrage intégral de sa main. La ville cosmique, paru dans L’urbanisme, utopies et réalités de Françoise Choay en 1965 fait suite à la première édition de ses Musiques formelles (1963), théorie sur les applications musicales de surfaces réglées. Xenakis transpose ce paradigme à l’échelle urbaine et propose une solution visionnaire à sa critique des plans d’urbanisme : admettant la centralisation et pensant la « concentration comme nécessité vitale de l’humanité », il préconise une ville verticale, dense, nomade et à la lumière pénétrante, se traduisant techniquement par une coque creuse à double paroi en treillis, dont les 5 km d’altitude et 5 km de diamètre à la base pourront accueillir 5 000 000 d’habitants. De quoi donner le vertige à Claude Parent et à l’édification des centrales nucléaires dans les années 70, dont on peut supposer là une filiation avec les dessins de Xenakis, Parent étant proche de Corbu. Nous apprécions aussi pour son actualité le texte Il faut se débarrasser des préjugés architecturaux, dont voici un extrait :
« Je ne crois pas aux systèmes mobiles, à la trame que l’on utilise librement. Le dessinateur doit prévoir une répartition des éléments dans l’espace. En fonction de quoi ? Il faut prendre en compte cette liberté, cette neutralité, de façon que la dispersion créée soit intéressante (…) L’architecture mobile, c’est de la foutaise, parce que personne n’est capable de remplacer un architecte de valeur. Je préfère, en tant qu’artiste, disposer de quelque chose de figé, d’intéressant, captant, plutôt que de laisser la liberté de structurer l’espace totalement chaque fois qu’il faut s’en servir. La polyvalence prouve l’absence de goût, de volonté, de réflexion de l’architecte. Il faut créer un espace fort, rigide, qui laisse cependant une richesse de disposition, de permutation des choses et des événements. » Iannis Xenakis, 1983
Utopie pragmatique
La vision utopique de Xenakis est portée par ses capacités d’ingénierie et d’inventeur. Intégrant les savoir-faire et les expériences acquis auprès de son seul employeur, il trouve, en tant qu’architecte indépendant, des solutions à des situations nouvelles, franchissant et outrepassant les frontières entre les arts. En architecture, pans de verre ondulatoires, canons à lumière, toits cantilevers courbés, paraboloïdes hyperboliques et ouvertures « neumatiques » (ouvertures-fenêtres, pour la plupart non ouvrantes et encastrées au moment du coffrage à béton, dont la maison à Amorgos pour un ami offre un parfait exemple) sont ses principales créations. Le projet de la Cité de la musique à Paris-La-Villette conclut sa pratique architecturale, l’échec dû aux instances publiques et politiques portant un coup fatal à sa carrière d’architecte. Pourtant, ce projet en est aussi la synthèse, avec pour innovation majeure la « patatoïde », dont les courbures évitent les corrections ultérieures par des panneaux acoustiques, l’auditorium étant pensé comme un instrument de lutherie. Une (non)réalisation qui l’amène à penser la multiplicité des formes architecturales comme multiplicités de propositions de réflexion du son, avant qu’il se tourne uniquement vers la musique.
Les Polytopes, synthèse artistique
Reflet de son vécu composite et de ses pratiques multiples, les Polytopes de Xenakis synthétisent sa pensée musicale et architecturale, l’une se retranscrivant dans l’autre. Le Pavillon Philips et l’article Notes sur un geste électronique préfigurent ses concepts et préoccupations qu’il appliquera simultanément dans les domaines musical, architectural et visuel, pour former un espace unique de spectacle. La lumière devient un élément consciemment choisi dans sa production artistique, en raison de ses analogies avec la musique : « de la musique lumineuse pour les yeux, symétrique à la musique sonore pour les oreilles », dit-il. Cependant, ces espaces scéniques prendront place dans des structures existantes. C’est celui que l’on nomme Diatope qui constituera l’apothéose de son œuvre, une installation commandée par Robert Bordaz, président du centre Georges-Pompidou, pour l’ouverture de celui-ci. « Le Diatope est l’unique conception où Xenakis est l’architecte non seulement du spectacle de son et de lumière, mais aussi de la structure dans l’espace » précise l’auteur. Il s’impose comme « une musique à voir », Xenakis ébauchant sa théorie et sa vision d’un art nouveau, capable de transposer des éléments de composition musicale au domaine visuel. La « spatialisation de la musique », Xenakis la transpose en « musicalisation de l’espace ».
Musique de l’architecture, manifestations accomplies d’un art total
L’ouvrage Iannis Xenakis, musique de l’architecture, invite à réévaluer une œuvre trop longtemps dissimulée derrière celle du Corbu. Ainsi, en plus d’apprécier un regroupement d’archives très riche et très instructif, savamment exposé, on finit par se laisser porter par les motivations initiales de l’auteur : « ce serait de pouvoir provoquer chez les architectes et les amateurs d’architecture un intérêt tel sur cet aspect de l’œuvre de Xenakis, qu’ils la dépassent pour découvrir sa musique ; de la même manière, les musiciens et les critiques, acquis à la musique de Xenakis, devront relire son œuvre, en l’éclairant de sa dimension architecturale, restée méconnue jusqu’à présent. »
Amélie Luquain
Sharon Kanach, Iannis Xenakis, musique de l’architecture, Éditions Parenthèses, Marseille, 2006, 448 pages, 16,5 x 24 cm, 28 euros. ISBN : 2-86364-129-3