Figure discrète de la scène architecturale, Laurent Deroo a réalisé en 15 ans de nombreuses boutiques pour la marque APC. Cette collaboration au long cours lui a permis de développer une approche projectuelle originale, qu’il a appliquée à d’autres programmes. L’architecte, qui fut dans une première vie décorateur de cinéma, revient sur son travail dans l’architecture commerciale et les ressorts particuliers qui le sous-tendent.
Interview parue dans CREE 377, p 118 à 127, en vente ici

APC Melrose Place, Los Angeles, USA © Taiyo Watanabe
CREE Vous avez travaillé dix ans dans la conception de décors pour le cinéma et depuis 2000 vous êtes revenu à l’architecture et à la conception d’appartements, de maisons, mais surtout de boutiques. Voyez-vous des liens entre ces deux univers, ou sont-ils totalement séparés ?
Laurent Deroo Je conçois mes projets de boutiques comme un architecte, non comme un décorateur de cinéma ou un designer, même si mon expérience du cinéma transparaît toujours. Dans le fond, quelle est la finalité d’un décor de film ? C’est de raconter quelque chose des personnages, traduire des caractères et des ambiances en mettant des éléments en perspective, avec pour outils, le choix des textures, des couleurs, des transparences ou des embrasures qui masquent ou découvrent des parties de l’espace montré… Autant de notions que je mets au service du projet d’architecture, au travers de séquences de mouvement, de travellings, de plongées et contre-plongées, et ce, dès le premier croquis. J’essaye de m’imaginer à la place du client, de comprendre comment il parcourrait un lieu, comment il en sortirait. Je suis très soucieux d’éliminer les configurations en cul-de-sac, trop souvent présentes dans l’architecture commerciale, car j’estime qu’elles vont à l’encontre de la fluidité de l’espace et des corps. Je veux faire en sorte que l’on ne découvre pas tous les aspects d’un lieu au premier coup d’œil. J’ai tendance à fractionner les boutiques en séquences, ce qui m’a conduit à recourir aux contrastes : contrastes de matériaux, de volumes, de luminosité, une stratégie toujours efficace lorsque cherche à basculer d’une séquence à une autre, somme toute une forme assez proche du montage cinématographique.

APC Melrose Place, Los Angeles, USA © Taiyo Watanabe

APC Melrose Place, Los Angeles, USA © Taiyo Watanabe

APC Melrose Place, Los Angeles, USA © Taiyo Watanabe

APC Melrose Place, Los Angeles, USA © Taiyo Watanabe
CREE Les décors de cinéma comportent une dimension factice, de simulacre, qui a pu être critiquée par Koolhaas. Comment passe-t-on du faux, du temporaire, à l’univers plus pérenne de l’architecture, où aucun accessoiriste ne viendra réparer la patère qui se décroche, la porte malmenée par un usager ?
Laurent Deroo J’ai surtout collaboré avec des réalisateurs qui avaient des démarches d’auteurs, recherchant des univers esthétiques singuliers. La question n’était pas de savoir si telle tasse ou décors seraient jolis à l’image mais plutôt si la sensation exprimée par l’espace ou l’objet correspondait à l’atmosphère de la séquence. J’évoluais avec une approche un peu abstraite et peu exploitée du décor comme personnage, tenant plus de l’art contemporain que du parc d’attractions, de la reconstitution historique et ses faux boulons ou l’imitation de rouille très valorisés dans le cinéma français, qui s’intéresse très peu à la représentation de l’espace dès qu’elle ne touche pas à la reconstitution historique.
Pour ma part, l’imperfection m’attire beaucoup. Pour revenir au cinéma, j’ai toujours trouvé un grand intérêt aux envers du décor, aux structures bois des châssis, qui lorsqu’elles sont bien réalisées, deviennent beaucoup plus parlantes que le décor lui-même. J’ai transposé ça très tôt dans mon travail d’architecte dans plusieurs projets de boutiques APC, à Harajuku, au Japon, Séoul, etc. Montrer le dos, l’ossature, donne l’opportunité d’une matérialité.

APC Harajuku, Tokyo
CREE Pourriez-vous développer cette notion ?
L.D. Cette problématique de la matérialité ne concerne pas que l’aménagement de mes projets de boutiques. Elle me paraît centrale dans la question des projets et des façades contemporaines, dont la peau peut parfois être considérée comme des décors. Pour redonner de la substance à ces parois qui tendent vers l’évanescence et l’immatérialité, on rapporte des éléments, des double ou triple peaux, censés réintroduire une certaine forme de matérialité, alors que celle-ci réside intrinsèquement dans ce qui est en arrière-plan, dans ce qui porte, ce qui soutient, dans la texture de ce qui n’est pas considéré comme noble. C’est une idée difficile à transmettre, que d’envisager que la matérialité puisse résider dans les choses non nobles, dans la présence physique des éléments. Plus on interpose de filtres entre nous et les choses, plus on s’en éloigne. Dans mes projets, je cherche à éviter les artifices en restant ambitieux sur la présence des choses, des espaces, des matières. C’est une façon d’exprimer des valeurs et des qualités morales à travers le projet, une manière de s’inscrire dans un mouvement de remise en question de l’immatérialité qu’on perçoit aussi à travers mon intérêt pour les matériaux massifs et donc, durables.

APC Paris Royale
CREE Le soin apporté à vos projets semble à mille lieues de cette “scénographie de l’imperfection” que vous revendiquez.
L.D. Je ne me situe pas dans l’esthétique du bricolage et cela ne m’empêche pas de voir partout des imperfections dans mes projets livrés ! Mon abécédaire projectuel est très réduit. Je conçois les objets et les espaces en les pliant, en les assemblant, en les rapprochant les uns des autres à travers des registres d’opposition : le minéral et le bois, le lourd et le léger, le rugueux et le lisse, etc. Ces dichotomies peuvent paraître très basiques, elles sont opérantes dans un contexte où la qualité de réalisation et les savoir-faire sont de plus en plus faibles. Faire un assemblage de bois aujourd’hui est un véritable enjeu : il faut trouver le menuisier qui saura l’exécuter sans basculer dans le maniérisme de l’artisanat d’art. Les artisans d’art conservent un savoir-faire mais gardent des a priori esthétiques liés à une culture de la reproduction, du faux, et s’intéressent rarement à nos demandes d’assemblages contemporains mais très bien exécutés. Trouver l’interlocuteur correspondant à votre niveau d’exigence sans verser dans la pièce unique ou l’œuvre d’art étant très compliqué, j’ai choisi de me concentrer sur des éléments basiques que l’on met vraiment en scène. Puisqu’on met de l’énergie dans une fabrication – un plafond, une paroi, un présentoir – autant la montrer : c’est en cela que je qualifie mon approche de low cost. J’essaye de mesurer l’énergie que l’on va déployer, de choisir les endroits où l’on met la matière grise, où l’on met du travail d’artisan ou de constructeur… C’est cette matérialité là que j’expose – sans verser dans le constructivisme année 80 – ni le culte du high tech du boulon. Lorsque l’on développe une mécanique particulière pour un portant, ce n’est pas seulement pour magnifier un assemblage mais avant tout pour transformer l’espace.

APC Sydney
CREE Peut-on vraiment, au sujet de votre travail avec APC, parler d’une démarche low cost ?
L.D Que ce soit au cinéma ou avec APC, j’ai toujours commencé avec de tous petits budgets, ce qui m’a conduit à développer un grand intérêt pour l’économie du projet. Pour APC, les budgets et les ambitions ont grandi avec le client. Les budgets sont devenus plus confortables tout en restant très en dessous de ce qui se fait ailleurs dans la mode, où l’on assiste à une surenchère des coûts. Des entités comme LVMH ou Kering, pour ne citer qu’elles, mobilisent des budgets auxquels je n’accéderai jamais. Il faut que je propose une autre philosophie de l’architecture commerciale et j’ai eu la chance de pouvoir la développer avec un interlocuteur comme Jean Touitou d’APC, pour lequel j’ai aussi réalisé plusieurs projets à vocation résidentielle et tertiaire. Avec APC, j’ai eu la chance qu’on me demande progressivement de participer à l’évolution de l’identité de la marque, de remplir un rôle de directeur artistique dépassant largement les problématiques esthétiques ou fonctionnelles sur la disposition d’étagères ou de portants.

APC Downtown Los Angeles

APC Downtown Los Angeles

APC Downtown Los Angeles

APC Downtown Los Angeles
CREE Qu’est-ce qu’a permis de développer cette relation privilégiée avec ce client, pour lequel vous avez réalisé près de 80 projets ?
L.D. D’abord la confiance réciproque sur la durée. Ensuite mon travail pour APC va à rebours des usages en vigueur dans l’architecture commerciale. D’abord, je suis impliqué dans le projet dès le choix d’une boutique, d’un emplacement et je peux même donner un avis négatif sur l’achat d’un local dans lequel je sens que l’on n’arrivera pas à exprimer l’identité de la marque par l’architecture. Ensuite, nous avons décidé très tôt qu’il n’y aurait pas de concept, ce qui revenait à se tirer une balle dans le pied à chaque nouveau projet mais à permis de faire évoluer progressivement l’identité architecturale de la marque, sans heurt. Au niveau de la temporalité, vous évoquiez des temps de chantier de deux mois, je demande pour ma part à ce qu’on me laisse trois mois d’études, ce qui est beaucoup pour une simple boutique, certains projets plus ambitieux demandant plus de temps. Nous tenons à ne pas étirer le temps de conception, par souci pour notre commanditaire qui doit aussi diffuser des collections et doit donc faire face à des enjeux financiers. Nous savons aussi qu’un projet qui s’éternise finit souvent par s’enliser : nous en avons fait l’expérience avec plusieurs projets de maisons individuelles. Si nous avons pu développer des relations avec d’autres clients sur ces bases – temporalité minimale, recherche conjointe d’identité etc. -, il faut bien reconnaître que dans ce secteur, cette collaboration est contre-modèle.

APC Séoul

APC Séoul
CREE Comment adaptez-vous cette démarche très particulière au service de clients privés, et de projets de maisons, d’appartement ? Quelles sont les similitudes et les divergences ?
L.D. J’essaye d’abord de travailler avec des gens qui ont les mêmes attentes : je les interroge, sur leur goût, j’essaye de cerner leur personnalité, leur sensibilité… Dans les projets commerciaux comme dans les projets privés, je développe une stratégie que je définirai comme une stratégie de la friche : je pense qu’il faut laisser des terrains neutres et poser des choses très fortes pour laisser des parties en friche – pas sans travaux mais en friche d’appropriation -, laissant une certaine liberté au maître d’ouvrage. Plutôt que de réaliser une architecture totale, s’occupant de dessiner l’espace à 360° dans ses moindres détails – une attitude que je trouve aussi oppressante qu’ingérable d’un point de vue de l’économie du projet – je préfère concentrer mes efforts sur quelques points précis qui me semblent cruciaux. Cette démarche fonctionne aussi bien pour les boutiques que pour les projets privés. Elle produit, entre des pôles très définis et le reste de l’espace, des mises en tension que je trouve très fertiles. Cela permet de passer d’un monologue esthétique de l’aménagement à un dialogue du projet et des usages. Je n’aime pas l’architecture du monologue !
Olivier Namias