A propos de l’ouvrage Abou Dhabi,
de Simon Texier et Jean-François Doulet –
Editions B2, collection Territoires, 14€
Les efforts des pays Golfe pour s’inscrire sur la mappemonde nous parviennent sous forme de mirages, laissant l’image vague de cités champignons réunissant toutes les outrances et les fantasmagories : tours biscornues, archipels-logos, Big Ben gonflée à la testostérone, et autres délires clinquants autorisés par des pétrodollars hier encore abondants. L’abondante actualité architecturale donne lieu à son lot d’études et de publications invitant à dépasser ces clichés. Ainsi, dans « Dubaï Villa », Sebastien Godret(1) photographiait les villas de la classe moyenne dubaïote, maîtrise d’ouvrage friande d’un nouvel éclectisme très éloigné des tours scintillantes emplissants les gazettes. Au-delà des formes, Godret présentait une architecture modelée par une longue tradition d’échanges culturels structurés autour de routes commerciales antiques. Autre cliché, la caricature de « l’Arabe nouveau riche » a éclipsé une composante importante des sociétés du Golfe, celle d’un nomadisme omniprésent en dépit d’une sédentarisation progressive, mélange antinomique dont s’est fait l’écho la représentation des Emirats Arabe Unis (EAU) à la dernière biennale d’architecture de Venise (2). Comme son nom l’indique, l’ouvrage de Texier se concentre sur la capitale des Emirats, censée être moins m’as-tu-vue que sa voisine Dubaïote, distante de 130 km – deux cités soeurs et rivales. Dans une seconde partie, Jean-François Doulet revient sur le quartier pilote de Masdar, extension urbaine qui est un peu à Abou Dhabi ce que nos villes nouvelles furent à nos métropoles dans les années 60.
L’ouvrage trouve sa place dans une bibliographie en expansion, dont Texier rappelle les principaux jalons, de l’incontournable « Carnage à Abou Dhabi » de la collection SAS, dont il tire une citation clé, à l’inévitable « Al Manakh », 23e numéro de la collection « Volume » initiée par Koolhaas (3). Bardé de statistiques économiques et démographiques, de chronologies et datascapes, l’opus Koolhaasien jetait sur les villes de la péninsule un regard pop un peu voyeur, envisageant les soubresauts économiques à la hausse ou à la baisse comme une sorte de fête secouant les idées urbanistiques en vigueur et la péninsule comme débouché possible pour un aménagement urbain inédit et décomplexé. Le regard de Simon Texier est plus mesuré. Enseignant à Abou Dhabi dans le cadre des échanges universitaires initiés avec la Sorbonne, l’historien français croise pratique du terrain et sources documentaires précises. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir un point de vue, et d’en tirer, lui aussi, un enseignement pour nos villes, un Learning from Emirates – la référence rebattue aux Venturis marche ici aussi, et pas seulement parce qu’Abou Dhabi et Las Vegas sont deux folles du désert…
Texier expose son hypothèse dès les premières pages : pour lui, le Golfe et Abou Dhabi sont les miroirs déformés d’un Occident en crise. Un espace opaque, mouvant, à la fois exotique et familier, qui impose une forme de suspension du jugement. Il ne cherche pas à valider un modèle, même cyniquement, il entend juste regarder cet espace urbain « pour ce qu’il est et ce qu’il dit ». Ce qu’il est : une ville-territoire modelée par deux des trois dirigeants qu’a connu l’émirat en un siècle, entité qui se fondra à partir de 1971 dans une alliance de sept émirats, fédération dont il deviendra la capitale. Un territoire de nomades, où aujourd’hui encore la population est essentiellement de passage, provenant d’autres Orients ou des quatre coins de l’Occident. Troisième sommet d’un triangle isocèle formé par Abou Dabi et Dubaï, la ville d’Al-Ain présente la plus forte proportion d’Emiratis : ils composent 30% de la population…
une ville quinquagénaire
La naissance de l’Abou Dhabi moderne remonte à 1961, soit 10 ans avant la création des EAU, avec la découverte de gisements pétroliers exploitables puis l’arrivée au pouvoir de Cheikh Zayed (1966), qui tournerat le dos à la vision conservatrice de son frère, Cheikh Shakhbout, peu soucieux de développement urbain. Zayed fait de la ville la capitale des Emirats. Avec le développement débute le ballet de consultants internationaux, établissant plans d’urbanisme et projets architecturaux à partir des modèles principalement anglo-saxons – protectora britannique puis assistance américaine oblige – même si apparaissent de temps à autres des Egyptiens, des Japonais et quelques Français. Le noyau historique d’Abou Dhabi, une île plate, évoque vaguement par ses proportions celle de Manhattan. Cette ressemblance lointaine autorise les parallèles formels, comme la création d’un quadrillage urbain à la New Yorkaise, trame viaire contredite par l’orientation des mosquées, inclinées vers la Mecque suivant un angle légèrement décalé. Entre nécessités spirituelles et possibilités topographiques, l’urbaniste a dû négocier.
Les perspectives de croissances évoluent, s’établissant au départ à 35 000 habitants, pour passer à 50 puis 250 000 habitants. Loin du compte , arrêté pour l’instant à 2,5 millions d’âmes. Ville conçue pour la voiture, elle se dote d’une longue corniche qui ne cessera de s’allonger, atteignant les 40 km. L’architecture verticale fait son apparition à partir de 1978, laissant un patrimoine intéressant mais menacé par la faible qualité de son ciment, fabriqué à partir d’eau de mer, et par le manque d’intérêt qu’elle suscite. L’architecture des années 60 a totalement disparue, note Texier, celle des années 1970 et 1980 étant largement considérée comme obsolète, elle risque de connaître le même sort. Evènement symbolique, la destruction en 2005 du souk d’Abou Dhabi, construit en 1985, un lieu pourtant important pour l’histoire sociale du pays, montre le peu d’intérêt soulevé par les questions patrimoniales et leurs faibles poids face aux forces de la spéculation immobilière. En suspens, le sort de la cité sportive, dessinée par Henri Colboc, associé à Georges Philippe et Pierre Dalidet. Depuis la crise de 2008, le développement urbain prend un tournant « vert » et cherche à se construire dans une économie de l’après pétrole, suivant une stratégie définie en 2000, basée sur une transition énergétique et culturelle devant positionner les Emirats comme nouvelle destination touristique et culturelle. Les éléments les plus visibles de ce virage sont les nombreux musées en chantier sur l’île de Saadiyat, dont celui de Nouvel, qui devrait être inauguré prochainement.
L’essai de Texier se conclut sur un parallèle entre Abou Dhabi et la Collage City de Rowe. L’articulation entre le texte théorique et la ville est encore à parfaire : comme son sujet, elle est en construction. Le cas de Masdar City, étudié par le maître de conférence en urbanisme Jean-Louis Doulet donne un certain crédit au rapprochement intellectuel suggéré par Texier. Annoncée à grand renfort de communiqués, ce quartier de 50 000 habitants totalisant 22 milliards d’US$ d’investissement devait devenir une cité verte pilote, vocation symbolisée par un parc photovoltaïque placé au nord du quartier, et qui en est une des principales construction effectivement réalisées. Norman Foster s’est chargé de la conception de ce morceau du grand Abou Dhabi approuvé par le WWF. 10 ans après le début des travaux, le secteur est devenu un pôle des nouvelles technologies, mais 5% seulement de sa surface à été construite, et sa population plafonne à 200 habitants. Un nouveau cas d’éco-cité devenant ville fantôme verte ? L’histoire n’a pas fini d’être écrite, affirme Doulet. Les deux volets de cet ouvrage permettent d’être à jour sur les épisodes passés, en attendant les saisons à venir.
(1) Dubaï Villas, Sebastien Godret, Cyril Brulé, Brigitte Dumortier, Silvana Editoriale, 2015
(2) « Transformation : the Emirati national house » – Le pavillon porte sur les maisons à cours, première forme d’habitat social créé à la fondation des Emirats,au cours des années 70
(3) Al Manakh, Rem Koolhaas, Ole Bouman, Mark Wigley, 2007, et Al Manakh Gulf Continued, aa vv 201
Olivier Namias